Nous avions précédemment discouru sur le tabac et les risques mortels qu'il entraîne chez ceux qui fument négligemment la pipe dans les cabarets (voir Arcanes de juin 2020). Certes, on pourrait toujours nous opposer que l'affaire d'avril 1781 que nous donnions alors pour illustrer ce propos, était extrême et unique, d'autant plus que depuis le décret du 15 novembre 2006 interdisant de fumer dans les lieux publics, les pouvoirs publics y ont mis bon ordre. Mais le législateur, en bannissant cigares, cigarettes et pipes, n'a pas cru nécessaire de se pencher sur un mode particulier de consommation du tabac, celui qui consiste à priser.
Or, malgré ce que Molière a pu faire dire à Sganarelle dans la scène 1 du premier acte de Don Juan ou le Festin de Pierre (voir citation complète en bas de l'illustration), ce tabagisme-là nuit aussi gravement à la santé… Mais, peut-être pas toujours de la façon dont on se l'imagine.
Sous l'Ancien Régime, la fureur du tabac touche bien évidemment aussi les femmes. Marie Bonnet, qui ne répugne pas à priser, aurait pu gagner quelques années de vie supplémentaire et ainsi profiter pleinement de son veuvage puisqu'elle se fait subtiliser sa tabatière en argent au sortir de la messe un jour de février 1735. Las, celle-ci est retrouvée (et le voleur avec), et Marie pourra à nouveau s'adonner à son vice et s'en mettre plein le nez1. Quarante ans plus tard, en 1775, on trouve Toinette Menville qui, à l'île de Tounis, offre des prises à qui veut ; Jeanne Boué ne se fait pas prier et, béate, elle s'en barbouille les naseaux. Sauf que la générosité de la Menville masque un tout autre dessein. Discrètement elle profite de l'extase de Jeanne pour saupoudrer de tabac les bacs où se tortillent ses vers à soie, ainsi que les tas de feuilles de mûrier que cette dernière revend. Geste délibéré « quy a occasionné une prompte mort de grande partie desdits vers à soye »2 de l'élevage.
En juillet 1756, Jean Sales, négociant du lieu de Verfeil, se fait accoster sur le grand chemin en arrivant à Toulouse ; l'inconnu lui demande une prise de tabac. Trop confiant, Sales s'apprête à présenter sa tabatière à l'homme, mais c'est alors que des complices cachés surgissent et détroussent le malheureux, le délestant ainsi de sa perruque, de sa « tabatière de carton où il y a pour devise un capucin qui sort de sa grotte, donnant la main à une demoiselle ayant derrière elle une figure qui luy tient un parasol sur la teste »3, et surtout de son portemanteau chargé de deux sacs contenant la coquette somme de 1 374 livres. Sales retournera sur les lieux le lendemain. Certes, il y retrouvera sa perruque et un étrier, mais il aura la douleur de voir tout son tabac répandu à terre.
Il a fallu attendre la fin du 20e siècle pour que les autorités nous apprennent que le tabac et le vin ne font pas bon ménage ; pourtant on le savait déjà depuis 1778 au moins, car l’association des deux donna lieu à de mémorables vomissements au nommé Léger lorsque le mélange fut fait à son insu4, ou encore à cette rixe sanglante dans un cabaret à Lardenne trois ans plus tard : certains des protagonistes ayant mis par deux fois du tabac dans le gobelet de vin de Bernard Cayrole5.
Les risques liés au tabac à priser se présentent quelquefois de manière plus détournée. Ainsi, en 1735, Marie-Anne Bourgella qui fait profession de fournir du tabac en poudre pour alimenter le marché toulousain, commande un moulin à râper le tabac au maître tourneur Marin Baby6. Celui-ci lui vante les performances de l'objet permettant, assure-t-il, de râper deux carottes de tabac de deux livres chacune en moins de trois heures. Or, après plusieurs essais, Marie-Anne doit se rendre à l'évidence, le moulin ne peut râper qu'une livre en trois heures. Rapportant ledit moulin à son concepteur, elle en est pour ses frais : celui-ci l'agresse violemment et elle doit s'enfuir le visage en sang.
Enfin pour Pierre Ferré qui, visiblement, prisait un peu trop le tabac, cette addiction fut fatale. Après avoir dévalisé la boutique de la buraliste de la place Royale une nuit d’avril 1764, il se fait pincer avec un pochon rempli de « deux boettes ou tabagies de fer blanc remplies de tabac rappé, une paire de petites balances avec un demy marc, un grand pot de terre vernissé en jaune couvert d'un parchemin, rempli de tabac rappé » et encore « trois parchemins servant à froisser le tabac » ; condamné aux galères par les capitouls, le parlement cassera le jugement en appel et l'enverra priser les pissenlits par la racine via la potence.
Voilà, après avoir passé en revue les risques du tabac, d'abord celui inhalé en combustion, puis aujourd'hui celui reniflé en poudre, attendez-vous à ce que nous abordions un jour le cas du tabac à chiquer.
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1. FF 779/1, procédure # 024, du 22 février 1735. « une tabatière d'argent, fabrique de Paris, à façon de coquille, ayant au-dessus une devise qui est deux paquets de flèches, un cœur enflammé et deux tourterelles ».
2. FF 819/5, procédure # 108, du 16 juin 1775.
3. FF 800/5, procédure # 187, du 15 juillet 1756.
4. FF 822/9, procédure # 207, du 28 octobre 1778.
5. FF 825/1, procédure # 023, du 8 février 1781.
6. FF 779/2, procédure # 045, du 21 avril 1735.
7. FF 808/3, procédure # 046, du 2 avril 1764.