Ne vous paraît-il pas surprenant que les termes de « terreur » ou de « frayeur » n'apparaissent quasiment jamais dans les inventaires des pièces de justice d'Ancien Régime ? Le fait est flagrant, autant au sein des procédures criminelles des capitouls, que dans celles des sacs à procès du parlement, conservées aux Archives départementales de la Haute-Garonne.
Les Toulousains n'auraient-ils jamais connu la peur ? Ou bien serait-ce imputable aux archivistes qui classeraient ces fonds de justice en méprisant et occultant les craintes de leurs aînés ? Ni l'un ni l'autre, car en fait la peur – comme la joie, la tristesse – n'a rien à faire dans une notice d'inventaire, normée, calibrée, précise et froide comme une couleuvre.
Dans ce cas-là, il semblerait malaisé de lancer un étudiant ou un chercheur dans une étude sur la peur, les peurs…
Bien au contraire, car il suffit d'ouvrir n'importe quelle affaire pour se retrouver nez à nez face à des terreurs vraies ou feintes – certainement exagérées et amplifiées.
Pensez, lorsque dans la nuit vous vous retrouvez face à deux gaillards qui vous pressent de leurs épées, l'une aux reins et l'autre sur l'estomac, comment ne pas trembler de tous ses membres quand ils vous assurent d'une voix terrifiante « Si tu branles je te fais vomir l'âme ! »1. Une nuit toujours, Mathieu Lanes, l'organiste de Saint-Etienne, entend des personnages caillasser sa maison en agrémentant cela de bordées d'injures et de menaces, ce qui « auroit tellement épouvanté les voisins que ceux qui avoint quelque envie de le secourir n'osèrent sortir, creinte d'estre maltraités par ces scélérats »2. Même chose pour le menuisier Trilhe en 1777, qui explique que « l'épouvante s'empara » de lui et de son épouse, au point qu'ils « s'habillèrent à demi et, presque mourants, furent sortir par une autre issue qui répond au coin du Loup pour appeller du secours »3.
En 1720, lors d'une rixe à Tounis, Françoise Pelenc est saisie « d'espouvante », et rentre précipitamment chez elle pour ne pas assister à la scène4. François Roques aurait tourné de l'œil, autant de frayeur que de douleur, après les coups reçus alors qu'il était en train de conter fleurette dans un fossé – rendez-vous crapuleux et extra-marital, brutalement interrompu par des bouviers ; « il tomba en sincope tant par raport à la perte du sang qui reja[il]lissoit de ses blessures que de la frayeur qu'il avoit d'une mort prochaine »5.
Marie Lacombe, du haut de ses 17 ans, se prostitue et ce n'est pas gai tous les jours. Surtout lorsque sa maquerelle la pousse d'autorité dans les bras d'un homme « étranger laid comme un diable » ou encore de cet huissier « de fort mauvaise figure, petit en taille, mal vêtu, qui ressembloit à un volureau », et de ce marin « mal fait et de mauvaise mise ». Mais un jour, alors qu'on lui amène un procureur, Marie prend la fuite, « épouvantée de voir un pareil homme ». Il faut dire que là c'est le pompon : l'homme est « gros et grand comme un géant »6.
Comment la jeune marquise de Boissé a-t-elle pu se fourrer dans un guêpier pareil, et attirer chez elles des étudiants rouge-colère ? C'est à l'heure du souper, et elle en oublie l'artichaut qu'elle s'apprêtait à déguster. L'irruption est bruyante et violente ; « saizie par la peur de quelque attemtat en sa personne », la marquise s'en remet à ses nombreux domestiques pour faire barrage de leurs corps. Si certains font effectivement preuve de bravoure, d'autres n'en mènent pas large (on les comprend, les sabres sont au clair et un coup de feu est même lâché). Ainsi, Antoine B. « feut tellement épouvanté qu'il prit la fuite », Marguerite G. s'enferme dans la cuisine, et Marie L., la femme de chambre, « elle étoit si troublée qu'elle ne se souvient plus de rien »7.
Féréol Saint-Arailles ne conviendra jamais avoir pris peur, mais on peut tout de même le déduire de sa plainte. Les cris de son fils récalcitrant (alors qu'il se fait corriger) émeuvent le quartier, au point que certains voisins viennent tambouriner à la porte de Féréol « d'une si étrange manière que […], craignant qu'on ne lui enfonçât la boutique, dit à son épouse de sortir pour voir ce que c'étoit »8.
Même en l'absence de mots énonçant clairement l'angoisse ou la frayeur, la peur reste perceptible ; ainsi la réaction de cette foule à la promenade du Quay de Saint-Cyprien face à un individu qui « assomoit à coups de poings et à coups de pieds un misérable qui ne luy faisoit pas la moindre résistance et qui imploroit en vain le secours des spectateurs qui, forts touchés de la scène, se contentoint de prier pour la victime sans qu'aucun ozât se mêller de l'arracher des mains de cet homme qui n'écoutoit rien ». Celui qui raconte la scène n'est d'ailleurs pas en reste, car, « touché de commisération, mêlloit ses prières à celle de toute la populace »9.
Passons aux animaux. Ceux qui font peur ne sont pas nécessairement l'araignée ni la chauve-souris. Voici le singe de madame Birosse. Il met « si fort l'épouvante dans le cœur » de la voisine du dessous qu'elle « tombe en syncope », et pas qu'une fois. Si vous ne connaissez pas encore les facéties douteuses, voire lubriques de cet animal – courrez vite le rencontrer. Et encore ce malheureux huissier qui, en 1775, poursuivi par une « une troupe de chiens dogues » lancée à ses trousses par le boucher Lasserre, explique que, « voyant la furie de cest atroupement et la rage dud. Lasserre avec ses chiens, aurions été obligés de prendre la fuite à grand course »10.
Nous ne savons toujours pas si les animaux ont une âme, mais ils sont eux aussi sujets à la peur. Guillaume Moncabrier, du haut de ses 14 ans, est certainement un géant car, « marchant avec précipitation […] auroit épouvanté un poulet qui s'est trouvé sur ses pas »11. Certes, un poulet me direz-vous… En 1757, une paire de bœufs « ayant entendeu le bruit d'un tambour, ils auroint prins l'effroy et s'estant mis à galopper, traînant apprès eux la charrette », ils finissent par renverser un enfant12. Quant aux chiens que l'on terrorise, qu'ils soient gros ou petits, vous en retrouvez certains dans le dossier des Bas-Fonds consacré aux « Cabots, dogues, mâtins et bassets ».
Alors qu'il est bientôt l'heure pour les étudiants de licence 3 de penser à leur futur sujet de recherche en master, s'il se trouve parmi eux un amateur de sensations fortes, une fan d'épouvante, ils nageront avec bonheur dans les procédures criminelles, ils frétilleront d'aise en découvrant les mots qui content le ressenti de la peur, les exagérations subtiles ou grossières et les nombreuses syncopes ou vapeurs causées par l'effroi.
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1 FF 784/3, procédure # 092, du 20 juin 1740.![[La foudre frappe, la panique se répand]. Gravure du 17e siècle, sans lieu, ni auteur, ni date. Wellcome Library, Londres, inv. n° 524640i. [La foudre frappe, la panique se répand]. Gravure du 17e siècle, sans lieu, ni auteur, ni date. Wellcome Library, Londres, inv. n° 524640i.](/image-processor-portlet/0.gif)
2 FF 738/3, procédure # 059, du 29 décembre 1694.
3 FF 821/2, procédure # 023, du 16 février 1777.
4 FF 764/1, procédure # 022, du 11 avril 1720.
5 FF 781/3, procédure # 088, du 17 août 1737 – voir fac-similé intégral publié dans les Bas-Fonds consacrés aux « Premiers soins et derniers secours ».
6 FF 779/4, procédure # 090, du 8 août 1735.
7 FF 784/3, procédure # 089, du 14 juin 1740.
8 FF 789/1, procédure # 018, du 2 mars 1745.
9 FF 810/5, procédure # 093, du 25 juin 1766.
10 FF 819/10, procédure # 205, du 18 décembre 1775.
11 FF 789/3, procédure # 079, du 8 juillet 1745.
12 FF 801/1, procédure # 014, du 22 février 1757.